Enrico Mattei : guerrier économique italien (1906- 1962)

En 1945, l’Italie sort du conflit mondial affaiblie et dépendante. Cela n’empêchera pourtant pas le « miracle économique italien » de se produire une dizaine d’années plus tard. Au cœur de cette transformation, un homme : Enrico Mattei. À la tête de l’ENI, il s’impose comme le condottiere du pétrole, devenant même « l'homme le plus puissant d'Italie », avant de disparaître dans le crash inexpliqué de son avion en 1962.

RESSOURCES NATURELLES

Jules Basset

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Italie en pleine reconstruction économique doit relever un défi majeur : garantir une forme d’indépendance énergétique dans un contexte où le marché pétrolier est dominé par les Sept Sœurs. Ce cartel de compagnies pétrolières anglo-saxonnes contrôle l’accès aux ressources et fixe les prix. Dépourvue de grandes réserves en charbon ou en hydrocarbures, l’Italie se retrouve donc dans une position de dépendance aux importations. Quand Enrico Mattei, est nommé en 1945 à la tête de l’Agip (Azienda generale italiana petroli), sa mission initiale est pourtant de liquider la compagnie d’État. Néanmoins, l’entrepreneur italien comprend l’opportunité de doter l’Italie d’une entreprise nationale dans le secteur stratégique des hydrocarbures.

Les débuts de l’ENI et la « formule Mattei »

Conscient du pouvoir de l’opinion publique, il utilise habilement l’opinion publique et la communication. Mattei capitalise d’abord sur la découverte du gisement de Caviaga, exagérant son potentiel en affirmant qu’il pourrait couvrir 30 à 40% des besoins pétroliers italiens. Cette manœuvre habile lui permet de rassurer les autorités et d’obtenir des financements. Il met également en scène la découverte du pétrole de Cortemaggiore. Bien que modeste, cette trouvaille est présentée au public comme un atout stratégique. L’essence issue de ce gisement est commercialisée sous la marque Supercortemaggiore, avec le slogan « La potente benzina italiana » (« La puissante essence italienne »), un coup de communication qui renforce l’idée d’une autonomie énergétique italienne. Cet argument de souveraineté lui permet de rallier les autorités à son projet : en 1953, il convainc le gouvernement de créer l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi), une entreprise publique dédiée aux hydrocarbures.

Dès ses débuts, l’ENI fait face à une hostilité croissante. Certains groupes industriels privés italiens, dénoncent une concurrence déloyale, arguant que l’ENI bénéficie d’avantages financiers grâce à son statut public. Sur la scène internationale, la montée en puissance de l’entreprise dérange les Sept Sœurs, qui voient d’un mauvais œil l’apparition d’un nouvel acteur soutenu par une puissance étatique. Les obstacles ne manquent pas : difficultés d’accès aux crédits internationaux, surveillance accrue par certains services secrets occidentaux et campagnes de diabolisation dans la presse économique.

Face au monopole des Sept Sœurs, qui imposent des contrats léonins aux pays producteurs, Mattei développe un modèle alternatif : la « formule Mattei ». En rompant avec le traditionnel fifty-fifty entre les compagnies occidentales et les États détenteurs de gisements, il propose alors une nouvelle répartition : 75% des profits pour le pays producteur, 25% pour l’ENI. Cette politique attire immédiatement des gouvernements désireux de s’affranchir de la tutelle occidentale. L’Égypte est la première à adopter cette formule en 1955, permettant à l’ENI de s’implanter durablement dans le pays. Cette stratégie sera payante puisqu’en 1961, la première découverte importante de pétrole a lieu dans la concession de Belaym qui jouera un rôle majeur dans la production pétrolière égyptienne. En 1957, c’est en Iran que l’ENI parvient à signer un accord, malgré la pression des États-Unis. Ce deal garantit non seulement un accès privilégié aux hydrocarbures iraniens, mais aussi l’ouverture du marché iranien aux exportations industrielles italiennes. Au-delà des bénéfices immédiats, la stratégie de Mattei repose sur un positionnement à long terme. Il accompagne ses contrats pétroliers d’investissements dans les infrastructures locales et la formation de techniciens (notamment dans l’École Supérieure d’Études sur les Hydrocarbures qu’il a fondé en 1955 à Metanopoli), créant ainsi une relation de dépendance mutuelle avec les pays producteurs. L’ENI ne se contente pas d’acheter du pétrole : elle contribue au développement industriel des États partenaires, consolidant ainsi son influence et sa pérennité sur le marché énergétique mondial.

Le tiers-mondisme comme business model

L’expansion de l’ENI à l’international ne se limite pas à une simple stratégie économique. L’approche de Mattei va s’appuyer sur une approche « tiers-mondiste », combinant : négociation directe avec les États producteurs, aide industrielle, mais également soutien aux mouvements indépendantistes. Il vise ainsi à repositionner l’Italie comme un acteur clé dans l’après-décolonisation. L’un des exemples les plus marquants du tiers-mondisme de Mattei est son engagement auprès des indépendantistes algériens pendant la guerre d’Algérie. Ce soutien s’inscrit dans une stratégie plus large visant à contourner l’influence française en Afrique du Nord et à préparer l’ENI à s’implanter dans une Algérie indépendante. Ainsi, Mattei rencontre d’abord Saad Dahleb, futur ministre des Affaires étrangères du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) en 1958, en Sibérie. Peu après, c’est Tayeb Boulahrouf, futur représentant du GPRA à Rome qui est approché par Mattei. Ce dernier permettra d’ailleurs la rencontre entre le nationaliste Algérien et le président de la République Italienne, Giovanni Gronchi, la veille de la visite du Président De Gaulle à Rome. Ces premiers contacts amorcent une collaboration durable entre l’ENI et les futurs dirigeants algériens. En 1961, pendant les négociations d’Évian, le soutien de l’entreprise italienne sera même décisif, notamment sur le dossier des hydrocarbures. Mattei propose aux Algériens une alternative au monopole des Sept Sœurs, avec des contrats plus favorables et des garanties de souveraineté énergétique. Outre des accords commerciaux, l’ENI apporte également un soutien logistique au FLN : fourniture de carburant, relais de propagande via Radio-Alger et contacts diplomatiques informels. Cette stratégie positionne Mattei comme un allié incontournable de l’Algérie en devenir.

Pour autant, si Mattei joue un rôle central dans la préparation économique de l’Algérie indépendante, il ne limite pas son influence à ce seul pays. Son intérêt pour le Sahara dépasse la seule question algérienne et s’inscrit dans une vision plus large de la présence italienne en Afrique du Nord. Dès 1958, il obtient du roi Mohammed V du Maroc une concession pétrolière à Tarfaya (selon la « formule Mattei »), dans un territoire que l’Espagne venant de céder au royaume. Derrière cet accord, l’enjeu est double : contourner l’hégémonie française et obtenir un accès stratégique à l’Atlantique. Mattei envisage alors un port d’exportation, qui permettrait à l’Italie de s’affranchir du « verrouillage historique » de la Méditerranée par la France et la Grande-Bretagne (Gibraltar et Canal de Suez). Ce projet, jugé trop ambitieux, sera toutefois abandonné. En parallèle, l’ENI s’intéresse de près aux gisements tunisiens. En 1962, il obtient une concession à El Borma, un site auparavant exploité par Mobil et Serept, mais sous-évalué. Dès 1964, la découverte d’un important gisement fait de la Tunisie l’un des principaux centres de production pétrolière de l’ENI. Mattei engage également son entreprise sur le plan logistique posant les bases d’un réseau gazier méditerranéen et du futur gazoduc transméditerranéen construit dans les années 1970.

Pour autant, les manœuvres de l’ENI dans le Sahara marocain et tunisien à la fin des années 1950, vont parfois susciter des suspicions au sein du FLN. Impuissants, certains perçoivent le risque que les voisins maghrébins cherchent à étendre leur souveraineté saharienne, soutenu par l’entreprise italienne prêt à en tirer les bénéfices. Au final, loin de se limiter à un positionnement idéologique, Mattei comprend que la décolonisation ouvre des opportunités économiques pour l’Italie. De cette manière, Mattei déclara croire à la décolonisation tunisienne « pas seulement pour des raisons morales de dignité humaine, mais aussi pour des raisons économiques de productivité ». Son approche repose sur un positionnement géopolitique assumé et un modèle commercial novateur, adapté au contexte changeant. Combinant diplomatie et commerce, Mattei cherche avant tout à contourner les vieilles puissances coloniales pour servir les intérêts géopolitiques et géo-économiques italiens.

« Nazionalisticopopulistica » : la stratégie de Enrico Mattei

L’action de Mattei s’inscrit dans un cadre plus large, mêlant anticommunisme, indépendance nationale et pragmatisme économique. Son objectif est de faire de l’Italie une puissance autonome, capable de naviguer entre les blocs sans s’aligner totalement sur les États-Unis ou l’URSS. Effectivement, si Mattei défie les grandes compagnies anglo-saxonnes, il reste fondamentalement anticommuniste. Selon lui, la stratégie tiers-mondiste de l’ENI n’est pas incompatible avec les intérêts du camp occidental. Au contraire, son approche vise à montrer aux peuples en voie d’indépendance que le bloc de l’Ouest n’est pas nécessairement impérialiste et colonialiste, contrairement aux discours de propagande soviétique. Cette vision, que l’on peut qualifier de « néo-atlantisme », repose sur un équilibre délicat entre le soutien aux aspirations souveraines des pays émergents et la nécessité de les maintenir dans l’orbite occidentale. Mattei cherche à démontrer que l’Occident peut proposer une alternative crédible au modèle socialiste tout en maintenant l’Italie dans une position privilégiée de médiateur entre les États-Unis et les pays arabes.

C’est dans cet esprit que Mattei s’engage en Algérie, voyant dans le soutien au FLN une opportunité de prouver son engagement tiers-mondiste. Il s’agit non seulement d’un coup stratégique contre la France, mais aussi d’un moyen d’éviter que la future Algérie indépendante ne tombe sous influence soviétique. L’ENI joue ainsi un rôle diplomatique en se présentant comme un intermédiaire acceptable entre l’Occident et le Tiers-monde. Cette logique s’applique également à l’Amérique latine, où Mattei bénéficie du soutien de Dino Grandi, ancien ministre des Affaires étrangères sous Mussolini. Exilé au Brésil, Grandi voit en l’ENI un moyen pour lutter contre le communisme latino-américain sans risquer de subir le « nationalisme anti-yankee », le tout au profit des firmes européennes. Pour autant, l’ENI ne s’implantera au Brésil que dans les années 1960 et les « Sept Sœurs » combattront systématiquement l’ENI.

En parallèle, Mattei n’hésitera pas à conclure des accords commerciaux avec l’Union Soviétique lorsque cela sert les intérêts énergétiques italiens. En 1957, il signe un contrat de fourniture de brut soviétique, un événement inédit pour un pays du bloc occidental. L’accord prévoit que 60% des livraisons seront payées par des marchandises italiennes, stimulant ainsi l’économie nationale tout en garantissant un approvisionnement stable en pétrole. Les résultats sont immédiats : dès 1958-1959, les échanges entre Rome et Moscou explosent, profitant à l’Italie en pleine expansion industrielle, avec une croissance dépassant 10% par an, le taux le plus élevé d’Europe occidentale. L’ENI ne se limite pas au pétrole : en 1961, un accord commercial quadriennal est signé, portant sur 12 millions de tonnes de pétrole soviétique sur quatre ans, contre seulement 800 000 tonnes en 1959. Par ailleurs, cette relation italo-soviétique se prolonge bien après la mort de Mattei. En 1969, l’ENI conclut un contrat gazier majeur avec Moscou, prévoyant la vente à l’Italie de 100 milliards de mètres cubes de gaz naturel soviétique sur vingt ans. Ce contrat marque la première grande exportation de gaz naturel de l’URSS vers l’Europe de l’Ouest et ouvre la voie à une dépendance énergétique croissante vis-à-vis de la Russie. L’ENI participera ainsi à la construction d’un oléoduc reliant la Russie à l’Allemagne de l’Est, en échange de livraisons de brut pendant cinq ans, consolidant ainsi l’influence italienne dans la politique énergétique européenne.

Mattei semble même chercher à forger une « troisième voie » énergétique, inspirée de son pragmatisme et de ses connexions avec des figures influentes héritées de la Seconde Guerre mondiale. L’une des personnalités les plus intrigantes de son entourage est Hjalmar Schacht, ancien ministre de l’Économie sous le Troisième Reich. Après la guerre, Schacht fonde sa propre banque, la Düsseldorfer Außenhandelsbank, et devient un conseiller de régimes arabes, notamment en Égypte sous Nasser et en Arabie Saoudite. Schacht, hostile à l’hégémonie anglo-américaine, encourage Mattei à consolider une coopération entre l’Italie, l’Allemagne de l’Ouest et les pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient. Après la mort de Mattei en 1962, Schacht continue cette action et il aidera à surmonter les obstacles en Bavière pour permettre la construction de l’oléoduc Gênes-Ingolstadt en 1966, renforçant ainsi l’axe énergétique entre l’Italie et l’Allemagne.

Cela fait sens puisque si Mattei fut un résistant pendant la Seconde Guerre mondiale puis député de la Democrazia Cristiana (centre-droit), il conserve un nationalisme trempé de populisme, hérité de ses premières années sous le régime fasciste. Cela se manifeste par sa défense des intérêts nationaux italiens face aux puissances anglo-saxonnes et par la promotion d’une alternative au modèle économique étasunien. Finalement, la politique énergétique de l’ENI dans les années 1950 et 1960 pourrait presque s’inscrire dans une continuité idéologique avec le concept mussolinien de « nation prolétaire », qui oppose les nations dominantes (Royaume-Uni, États-Unis) aux peuples cherchant à affirmer leur autonomie économique. Ainsi, la « troisième voie » de Mattei ne relève pas uniquement d’un pragmatisme économique, mais aussi d’une continuité géopolitique, où l’Italie cherche à affirmer une forme d’indépendance face aux grandes puissances du 20ème siècle.

Guerre cognitive de l’autre côté de la Méditerranée

L’expansion de l’ENI en Méditerranée ne repose pas uniquement sur une stratégie économique. Enrico Mattei comprend rapidement qu’il doit façonner une perception favorable de l’Italie et de son groupe pétrolier, pour pouvoir en tirer de nombreux avantages. Il adopte ainsi une approche de guerre cognitive, combinant diplomatie parallèle, influence médiatique et intelligence économique. En modulant les opinions locales, Mattei cherche à rendre l’Italie incontournable dans le paysage de la région.

Depuis le Risorgimento qui aboutit à l’unification de l’Italie en 1870, le pays cherche à (re)trouver sa place de puissance méditerranéenne. Mais la péninsule italienne est confinée dans un espace maritime verrouillé par le Royaume-Uni. Mattei s’inscrit alors dans la continuité d’une stratégie géopolitique italienne qui cherche à briser cet encerclement. Effectivement, le soutien aux mouvements nationalistes arabes n’est pas nouveau puisque Rome entretenait déjà des canaux diplomatiques parallèles à l’image de certains émissaires informels cultivant des relations avec les milieux nationalistes égyptiens comme les cercles d’Al-Azhar. Mattei reprend cette tradition en y intégrant sa propre vision entrepreneuriale. Le contrat pétrolier signé en 1955 avec l’Égypte illustre cette approche discrète. Négocié en secret, il n’est d’ailleurs révélé aux autorités italiennes qu’un an plus tard. Mattei agit ainsi en acteur autonome, définissant une politique énergétique qui dépasse le cadre institutionnel de l’État italien. Son influence dépasse même parfois celle des diplomates en poste, au point que certains de ses cadres se considèrent comme de véritables ambassadeurs de la « république de Métanopoli », du nom de la ville créée par Mattei autour du siège de l’ENI. Cette posture se révèle payante, comme en témoignent des épisodes en Tunisie au début des années 1960, où les agents de l’ENI peuvent circuler librement et son bénéficient d’un accueil chaleureux dès lors qu’ils déclarent leur identité (à l’inverse de la réception faite au Français).

En 1961, Mattei franchit un cap en lançant deux agences de presse à Tunis et Beyrouth. Officiellement destinées à informer l’opinion publique sur les activités de l’ENI, ces structures jouent en réalité un rôle bien plus large. Elles deviennent des ambassades officieuses, assurant à la fois une veille sur les pays producteurs d’hydrocarbures et un relais d’influence pour l’ENI. Mattei insiste sur la nécessité de parler directement aux opinions publiques des pays où l’ENI est présente. Les deux offices de presse remplissent ainsi plusieurs missions : couverture médiatique des activités de l’ENI, collecte d’informations économiques et politiques, repérage d’opportunités d’investissement et dialogue avec les élites locales. L’office de Beyrouth se charge du suivi des marchés pétroliers du Moyen-Orient, notamment en Arabie Saoudite, Jordanie, Irak, Koweït, Liban et Égypte. Il joue un rôle clé dans la surveillance des évolutions de l’OPEP, nouvellement créée en 1960, et dans la gestion des tensions provoquées par l’accord énergétique italo-soviétique signé par Mattei cette même année. Ce contrat avec Moscou, en faisant baisser les prix du brut, risquait d’inquiéter les producteurs arabes. L’ENI doit donc convaincre ces derniers que ses partenariats avec l’URSS ne remettent pas en cause leurs intérêts. L’office de Tunis, quant à lui, couvre la Libye, le Maroc et la Tunisie. Il se concentre sur les développements énergétiques en Afrique du Nord, notamment les promesses d’hydrocarbures sahariens, encore sous contrôle français. Ces bureaux ne sont pas de simples relais d’information : ils servent aussi à nouer des contacts avec les dirigeants des pays arabes et à orienter leurs décisions en faveur de l’ENI. Mattei applique ici une stratégie organisationnelle inspirée du modèle américain de « staff and line », importé en 1957 par le biais du cabinet Booz Allen & Hamilton. Il adopte des méthodes modernes de gestion et de veille stratégique, tout en formant des agents capables de s’adapter aux spécificités politiques locales. Ainsi, loin d’être anti-américain, il s’inspire directement des méthodes qui font le succès des grandes entreprises américaines pour renforcer l’ENI.

Mattei, précurseur de l’intelligence économique italienne ?

Les agences de presse ne se contentent pas de diffuser des informations, elles alimentent aussi un réseau structuré de collecte de renseignements. Chaque office transmet quotidiennement à Rome une note confidentielle via des canaux que Mattei cherche à sécuriser. Ces rapports, compilent des revues de presse locales, des analyses sur la situation politique et économique des pays arabes, dont des informations, parfois très confidentielles. Mattei accorde une importance particulière à l’anticipation des tensions dans les pays où l’ENI est implantée. Par exemple, lorsque des grèves éclatent en 1962 parmi les travailleurs marocains de la SAMIR (raffinerie de pétrole de Mohammedia), les services de l’ENI réagissent immédiatement. En moins de deux semaines, plusieurs directions du groupe coordonnent une analyse approfondie de l’impact de ces mouvements sociaux sur les intérêts pétroliers italiens au Maroc. Ce niveau de réactivité témoigne de l’efficacité du système de renseignement mis en place par Mattei.

Par ailleurs, l’action de l’ENI ne se limite pas à la collecte d’informations. Mattei comprend que l’influence passe aussi par les médias. Il décide ainsi de subventionner la revue Jeune Afrique, un journal influent auprès des intellectuels et dirigeants arabes. En soutenant financièrement ce média, il s’assure un traitement éditorial plus favorable, notamment sur les conséquences des accords pétroliers entre l’Italie et l’URSS. Cette approche illustre des pratiques d’intelligence économique parfaitement ancrée dans la vision de Mattei, qui tente de mettre en place une stratégie économique et géopolitique sur le long terme pour maximiser les bénéfices de l’ENI tout en consolidant son ancrage en Méditerranée.

L’ENI apparaît comme un modèle précurseur d’entreprise adapté au contexte de guerre économique mondiale. Son efficacité repose sur le dynamisme impulsé par Mattei et par son cercle rapproché, les « Mattei Boys », qui jonglent entre géopolitique, business et géoéconomie. Avant la Seconde Guerre mondiale, Mattei est déjà un entrepreneur pragmatique, profiter des opportunités. Il s’adaptera parfaitement à l’autarcique de l’Italie fasciste et préfigurera le just-on-time, conceptualisé par l’ingénieur japonais Taiichi Ohno chez Toyota dans les années 1950. Par la suite, l’ENI de Mattei va jouer un rôle important dans le « miracle économique italien » (1959-1963), en s’imposant sur le marché ultra-stratégique des hydrocarbures. Le New York Times le présentera comme l’Italien le plus puissant depuis Jules César et certains journalistes le compareront à un seigneur féodal moderne, négociant directement avec des gouvernements étrangers sans rendre de comptes aux institutions italiennes. Mattei ne fut jamais un homme politique au sens classique du terme, mais bien un guerrier économique, menant sa propre stratégie avec une liberté inédite. Préfigurant l’importance croissante que vont prendre les acteurs économiques, il déclarait : « Pour moi, les partis sont comme les taxis. Je les prends, ils m’amènent où je veux et à la fin de la course, je paie et je descends ». Cette approche résume son pragmatisme et sa vision entrepreneuriale, au service de la puissance italienne.

Finalement, le 27 octobre 1962, Enrico Mattei disparaît dans le crash inexpliqué de son avion. L’explosion en vol alimente immédiatement les soupçons d’un attentat orchestré par ses nombreux ennemis (Sept Sœurs, services secrets d’autres pays occidentaux, Mafia, OAS…). Si aucune preuve n’a jamais été établie, sa mort suspecte marque l’aboutissement d’une vie intense, où il s’était imposé en perturbateur face aux grandes puissances économiques.