Éthiopie : la Renaissance à l’épreuve de la puissance

La « Renaissance » éthiopienne se mesure à l'aune de ses mégaprojets emblématiques, à commencer par le Grand Barrage de la Renaissance (GERD), symbole d'une puissance énergétique et d'une souveraineté réaffirmée. Mais cette ambition de leadership, qui vise à faire de l'Éthiopie la « centrale électrique de l'Afrique », révèle un colosse aux pieds d’argile, dont la fragilité interne et les fractures sociales font peser une lourde hypothèque sur l’avenir.

PUISSANCE

Thibault Pellissier

Une nouvelle année sous le signe de la Renaissance
Le 9 septembre 2025, l’Éthiopie a inauguré le Grand Barrage de la Renaissance (GERD), le plus vaste ouvrage hydroélectrique du continent. Deux jours plus tard, le pays entrait dans l’an 2018 selon son calendrier national. Deux événements qui, ensemble, cristallisent un message politique : celui d’une Renaissance éthiopienne, après des années de guerre civile au Tigré et de crise humanitaire. Dans la continuité de la stratégie offensive de l’Éthiopie dans la Corne de l’Afrique (déjà analysée en 2024), les faits confirment que le GERD est devenu bien plus qu’un projet hydraulique. Il s'agit désormais d'un instrument central pour la diplomatie et le développement éthiopiens, véritable pivot autour duquel s’articulent les ambitions régionales et économiques du pays. L’inauguration a été présentée comme un moment fondateur. Le constructeur du barrage affirme que l’ouvrage « change la vie de 30 à 40 millions de personnes ».

L’annonce en 2011 par le gouvernement éthiopien de la construction du barrage sur le Nil Bleu, projet historiquement souhaité par les Éthiopiens, avait été saluée comme un acte de fierté nationale et d’unité. Le financement a reposé sur des contributions massives de la population et de la diaspora, les fonctionnaires versant un mois de leur salaire, et des obligations étant émises pour ceux souhaitant prêter. L’année du lancement, le premier ministre Meles Zenawi déclarait : « Peu importe notre pauvreté, conformément à la tradition éthiopienne de détermination, le peuple éthiopien est prêt à faire tous les sacrifices nécessaires ». Entre 2022 et 2025, la diaspora a contribué à hauteur de 10 millions de dollars et plus de 21 millions ont été collectés localement entre 2023 et 2024.

Il faut tout de même noter que si l'Éthiopie a financé le GERD seule, plusieurs entreprises étrangères ont participé à sa réalisation. Ces entreprises ont collaboré avec Metals and Engineering Corporation (MetEC), l’entreprise publique éthiopienne dont le contrat initial portant sur l’électromécanique a été résilié après avoir provoqué trois années de retard et engendré une perte de 528 millions de dollars. Malgré des défis techniques et politiques, le GERD représente un espoir pour l’avenir énergétique et économique du pays.

Le GERD comme matrice d’une puissance en devenir

Lancé il y a plus d’une décennie, le barrage, qui aurait coûté entre 4 et 5 milliards de dollars selon les sources, est aujourd’hui pleinement opérationnel. Ses turbines devraient générer près de 1 milliard de dollars par an grâce aux exportations d’électricité, bien que ce chiffre soit contesté. Addis-Abeba entend transformer le GERD en véritable moteur de croissance et levier diplomatique. L’objectif affiché est clair : devenir la « centrale électrique de l’Afrique », capable de fournir une énergie abondante et bon marché à ses voisins.

Mais ce symbole de Renaissance reste une source de tensions. L’Égypte, farouche opposante au projet depuis ses débuts, a de nouveau saisi le Conseil de sécurité de l’ONU, dénonçant une menace existentielle pour son approvisionnement en eau. Dans le même temps, des experts alertent sur l’absence de règles claires de gestion du barrage en période de stress hydrique. Enfin, le barrage a un coût social et politique : déplacements forcés de populations, tensions accrues dans certaines régions et endettement public, illustrant le « prix humain, économique et politique ».

Le GERD cristallise donc toutes les contradictions de l’Éthiopie contemporaine : à la fois outil de puissance et levier de développement, il révèle aussi la fragilité des équilibres régionaux et intérieurs. Pour Addis-Abeba, le pari est assumé : la réussite technique du barrage sert de matrice à une stratégie géoéconomique plus vaste, où l’énergie devient l’argument central dans les négociations régionales et internationales, symbole d’une puissance affirmée, mais fragile.

Grands projets économiques et infrastructures : la puissance en action

Au-delà du GERD, Addis-Abeba multiplie les méga-projets pour consolider son rôle de hub régional. Le gouvernement lie d’ailleurs directement le barrage à la promotion de la voiture électrique, présentée comme l’un des symboles de modernisation nationale, suite à l'interdiction de l’importation des voitures à combustion interne. En produisant une électricité propre et abondante, le GERD doit permettre d’alimenter une filière automobile locale, réduire la dépendance pétrolière et positionner l’Éthiopie sur le marché émergent de la mobilité verte en Afrique. Pour accompagner cette ambition, l’Union européenne et la France ont signé avec l’Éthiopie un accord phare de 120 millions d’euros pour des projets d’énergie verte. Cette articulation énergie–industrie illustre la volonté d’Addis-Abeba de transformer un atout hydraulique en moteur industriel et diplomatique.

Dans le même temps, le pays investit massivement dans les infrastructures stratégiques, avec en premier plan le nouvel aéroport international de Bishoftu, soutenu par un crédit de 500 millions de dollars accordé par la BAD. L’objectif est double : faciliter les échanges commerciaux et renforcer l’attractivité de l’Éthiopie pour les investissements internationaux.

Sur le plan industriel, l’Éthiopie attire désormais des acteurs majeurs du continent. L’exemple le plus emblématique est le projet d’usine d’engrais de Dangote, l’homme le plus riche d’Afrique, qui vise à faire de l’Éthiopie un hub de production et d’exportation pour l’Afrique de l’Est. Ce type de partenariat illustre le concept « Africa First » : une industrialisation pensée pour la consommation et le développement africains, mais positionnée comme un levier stratégique pour Addis-Abeba.

Parallèlement, l’Éthiopie renforce ses capacités dans les nouvelles technologies et la sécurité : elle collabore désormais avec le Nigeria sur la production de drones et s’ouvre à des programmes nucléaires civils avec la Russie.

Ces projets traduisent une logique claire : transformer l’énergie du GERD en levier économique et technologique, afin de repositionner l’Éthiopie comme moteur régional. Mais comme pour le barrage, cette ambition n’est pas exempte de tensions internes et externes : le développement rapide exacerbe les inégalités régionales, met sous pression les ressources locales et concentre le pouvoir autour d’Addis-Abeba.

Accès maritime et diplomatie : la projection de puissance

La puissance énergétique et économique doit s’accompagner d’une capacité d’influence régionale. Addis-Abeba a intensifié ses démarches pour sécuriser un accès à la mer, point stratégique pour exporter son énergie et ses produits industriels.

Les États-Unis ont exprimé leur soutien au souhait de l’Éthiopie d’accéder à un port maritime, tandis qu’Addis-Abeba avance ses propres accords avec Djibouti et surtout avec le Somaliland. Mais la mise en œuvre reste complexe. En 2025, les négociations techniques entre l’Éthiopie et la Somalie avancent très lentement : quelques avancées diplomatiques ont eu lieu, mais les modalités concrètes (choix du port, droits d’exploitation, rôle du Somaliland) demeurent floues. Le Somaliland continue, de son côté, à pousser pour une reconnaissance officielle, mais l’Éthiopie reste prudente, consciente des fortes réactions régionales qu’un tel geste provoquerait. Dans ce contexte, la Turquie joue un rôle actif de médiateur, cherchant à apaiser les tensions entre Addis-Abeba et Mogadiscio et à maintenir le dialogue ouvert.

Sur ce dossier maritime, l’Éthiopie sait qu’elle ne peut compter uniquement sur ses voisins immédiats. Elle cherche donc à élargir ses soutiens, en multipliant les démarches diplomatiques auprès des grandes puissances. C’est dans ce contexte qu’Abiy Ahmed a intensifié ses tournées en Europe, notamment à Paris, afin de consolider des alliances stratégiques et de trouver des relais face aux pressions égyptiennes sur le GERD comme sur la mer Rouge. Lors de sa visite en décembre 2024, Emmanuel Macron a souligné le rôle de la France pour « aider à ce processus de diversification par un dialogue responsable, apaisé, respectueux du droit international avec les voisins » et a affirmé que c'est « dans cet esprit que nous avancerons et que nous aiderons aussi au développement harmonieux de l'Éthiopie et de la région. »

Mais les Européens, tout en affichant un soutien diplomatique prudent, insistent sur la nécessité de compromis régionaux avant d’accroître leur engagement économique.

Ces démarches s’inscrivent dans une stratégie plus large : faire reconnaître l’Éthiopie comme une puissance incontournable dans les forums multilatéraux. L’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) reste un objectif central, mais encore lointain. Les négociations, entamées en 2003, se heurtent à des obstacles majeurs : d'une part, la réticence du pays à libéraliser certains secteurs stratégiques, et d'autre part, le manque de transparence de son système économique. En témoigne sa récente absence du classement par revenus de la Banque mondiale, qui soulève des questions sur la fiabilité de ses données économiques.

Sur le plan monétaire, Addis-Abeba a opéré depuis 2024 une réforme notable : la National Bank of Ethiopia (NBE) a publié la directive FXD/01/2024 qui instaure un régime de change davantage fondé sur le marché et assouplit les règles de conservation et d’utilisation des devises par les exportateurs et les banques. Ces mesures sont destinées à améliorer l’offre de devises et à faciliter les rapatriements de capitaux. Pour autant, des frictions persistent : la disponibilité de devises étrangères reste limitée, les coûts et contraintes des transactions en monnaie forte demeurent élevés, et un marché parallèle où le dollar se négocie à un taux bien supérieur à l’officiel continue d’exister, ce qui freine encore la pleine confiance des investisseurs internationaux. Le FMI et plusieurs observateurs ont d’ailleurs mis en garde contre ces fragilités, malgré les réformes engagées.

Enfin, l’incertitude politico-économique a été ravivée par le départ surprise de Mamo Mihretu, directeur de la NBE depuis 2023, qui a conduit nombre des réformes récentes : sa démission, largement couverte par la presse internationale, renforce l’attention sur la gouvernance des réformes monétaires. Addis-Abeba doit donc convaincre, par des preuves de stabilité macro-financière et de transparence, qu’elle est prête à ouvrir davantage son marché tout en préservant ses ambitions de développement autocentré.

Consciente de ces lenteurs, l’Éthiopie mise aussi sur un autre terrain d’influence où elle peut jouer un rôle moteur sans attendre : celui de la gouvernance climatique. En accueillant en septembre 2025 un sommet africain sur le climat, Addis-Abeba a voulu démontrer qu’elle n’était pas seulement une puissance hydroélectrique, mais aussi un leader continental de la transition énergétique et de la diplomatie verte.

Ces démarches illustrent une logique cohérente : la puissance se construit sur la combinaison d’infrastructures, d’énergie et d’influence géopolitique, en transformant des atouts matériels (électricité, transport, industrie) en arguments de négociation régionale et internationale.

Fractures internes et risques sociaux : la puissance au prix du déséquilibre

Si les méga-projets industriels et le GERD placent l’Éthiopie sur le devant de la scène africaine, ils révèlent également des tensions profondes à l’intérieur du pays, soulevant la question de savoir pour quelle ‘renaissance’ ces efforts sont menés. La consolidation du pouvoir autour d’Addis-Abeba se traduit par une centralisation accrue et des mesures restrictives sur l’espace civique. Amnesty International a ainsi alerté sur une réforme qui risque de réduire à néant l’espace démocratique, tandis que les journalistes éthiopiens sont de plus en plus réduits au silence à l’approche des élections. Dans le même temps, les ambitions de développement du pays se traduisent par une transformation à marche forcée des grandes agglomérations, Addis-Abeba en tête, illustrant à la fois la volonté du gouvernement de projeter une image de puissance et les tensions sociales qu’elle engendre, depuis les expulsions massives de populations jusqu’à la formation de bulles immobilières, potentiellement insoutenables, dont la croissance ne suit pas le rythme effréné de l’émergence d’une classe moyenne. D’autres déséquilibres apparaissent également, comme la pression sur les ressources en eau, qui a conduit à l'assèchement du lac Dembel pour irriguer les champs, ou encore l’explosion de la demande énergétique pour le minage de cryptomonnaies. Malgré des initiatives positives, comme l'interdiction récente des sacs en plastique à usage unique, le pays est confronté à des défis environnementaux majeurs, à l'image d'Addis-Abeba, qui figure parmi les villes les plus polluées du monde.

Dans certaines régions, les conflits latents refont surface. Les régions d'Oromia et du Tigré connaissent des violences sporadiques, mettant en danger civils et infrastructures. MSF alerte sur plus de 80 000 enfants menacés de mort par la malnutrition. Dans le Tigré occidental, le trafic de sésame éthiopien, surnommé l’« or blanc », alimente des tensions communautaires et armées.

À Addis-Abeba, le gouvernement mène également des campagnes de répression contre d’anciens combattants ou figures politiques dissidentes. Selon Africa XXI, des anciens combattants reprennent le maquis dans le Tigré, et Getachew Reda, figure de l’opposition tigréenne, mène des offensives sur le Wolkait, au nord du pays. La tension politique et sécuritaire interne reste donc une contrainte majeure à la projection de puissance.

Conclusion : la Renaissance à l’épreuve de la réalité

L’Éthiopie de 2025 illustre mieux que tout autre pays africain la dynamique de l’accroissement de puissance par l’économie. Le GERD, les méga-projets industriels, l’essor de la mobilité électrique et les investissements étrangers en font une vitrine du « modèle éthiopien », capable d’attirer capitaux, alliances et reconnaissance diplomatique.

Mais derrière cette image de Renaissance, le pays demeure un colosse aux pieds d’argile : malnutrition endémique, fractures ethniques, répression politique et tensions régionales rappellent que la stabilité intérieure reste le maillon faible de la stratégie de puissance.

Ainsi, 2025 marque pour l’Éthiopie non seulement l’inauguration d’infrastructures emblématiques, mais aussi le début d’une phase de test de sa puissance réelle, où ambitions et contraintes se confrontent sur le terrain de la politique, de l’économie et de la diplomatie. Trois trajectoires s’ouvrent : celle d’une « centrale de l’Afrique », où Addis-Abeba transforme ses infrastructures en instruments de leadership régional ; celle d’une fragmentation par surchauffe, où les tensions internes neutralisent ses ambitions ; ou celle d’une guerre des corridors, où la quête d’un accès maritime et la rivalité avec l’Égypte et ses alliés enferment le pays dans une guerre économique régionale.

La capacité du pays à transformer ses succès matériels en influence durable déterminera si cette Renaissance sera un symbole ou une puissance effective.