La « Jeune École » et la guerre économique

À la fin du 19ème siècle, la France doit repenser sa stratégie de puissance dans un contexte marqué par l’écrasante domination navale de la Grande-Bretagne et l’irruption des rivalités coloniales. Dépourvue des moyens financiers et industriels nécessaires à la constitution d’une flotte équivalente à la Royal Navy, la « Jeune École » pose les fondements d’une voie alternative pour peser dans les rapports de force en repensant les questions de guerre économique.

CHAÎNE LOGISTIQUETECHNOLOGIE

Jules Basset

Face au risque de déclassement stratégique face à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne, la « Jeune École » propose une nouvelle doctrine navale pour la France de la IIIème République. Refusant l’affrontement direct et privilégiant la désorganisation des flux commerciaux adverses, plusieurs théoriciens développent une approche asymétrique fondée sur l’exploitation des vulnérabilités économiques des grandes puissances maritimes. La « Jeune École » inaugure ainsi des méthodes modernes, où l’économie devient un champ de bataille et les flux commerciaux des cibles stratégiques.

La (re)naissance d’une pensée française de la guerre économique

Apparue dans les années 1880, la « Jeune École » se présente d’abord comme une réponse à une contrainte stratégique insurmontable : l’impossibilité pour la France de rivaliser avec la supériorité navale britannique.

Après la défaite de 1870, la priorité politique et budgétaire est donnée à la reconstruction de l’armée de terre face à la menace allemande. La marine, reléguée à un rôle secondaire, se voit privée des ressources nécessaires à la constitution d’une flotte de hautes mers capable de s’opposer à la Royal Navy. Confrontés à cette réalité, le vice-amiral Théophile Aube (1826-1890) et Gabriel Charmes (1850-1886) formulent une doctrine de rupture : éviter les batailles décisives, refuser l’affrontement frontal et frapper l’ennemi là où il est le plus vulnérable, dans ses dépendances économiques. L’affrontement change de nature et il est moins question de détruire des forces armées que d’affaiblir l’ennemi par l’attaque directe sur ses ressources commerciales et de ses chaînes d’approvisionnements.

Cette réflexion s’appuie sur l’analyse des grandes transformations technologiques de l’époque. Avec l’essor de la révolution industrielle, les économies des puissances maritimes deviennent dépendantes de réseaux d’approvisionnement complexes et de chaînes de valeur mondialisées. La Grande-Bretagne, en particulier, voit sa prospérité reposer sur la sécurité de ses routes maritimes. C’est précisément cette dépendance vitale que la « Jeune École » entend exploiter, encapitalisant sur les ruptures technologiques, pour compenser son infériorité militaire. Le torpilleur devient l’arme emblématique de cette nouvelle stratégie : rapide, peu coûteux, capable de menacer des navires bien plus puissants en haute mer, il incarne un outil idéal. À ses côtés, les croiseurs, plus autonomes et dotés d’un rayon d’action étendu, sont intégrés à une stratégie de guerre de course modernisée. Ces unités permettent de porter les coups plus loin, de désorganiser les grandes routes maritimes et de prolonger l’effet d’insécurité économique sur l’ensemble des zones commerciales stratégiques. Cette approche, articulée autour de l’exploitation directe des innovations technologiques, marque une rupture définitive avec la tradition des grandes batailles d’escadres. Il ne s’agit plus de chercher à égaler l’adversaire sur le terrain de la puissance brute, mais de mettre en œuvre une stratégie du faible au fort, fondée sur la dispersion des moyens, l’effet de masse des petites unités offensives et l’exploitation des vulnérabilités économiques de l’adversaire. En misant sur la multiplication de ces forces mobiles, la « Jeune École » invente une forme de techno-guérilla navale, où la technologie de rupture devient l’instrument clé pour contourner la supériorité militaire et frapper directement les ressorts économiques de la puissance ennemie.

Déjà au 17ème siècle, la guerre de course et l’utilisation des corsaires (comme Jean Bart ou Duguay-Trouin) étaient une option envisagée par la France lorsque les finances de l'État ne permettaient pas d'entretenir une flotte de combat ou lorsque la flotte principale était bloquée au port par un ennemi supérieur, comme ce fut le cas durant la Guerre de Neuf Ans après la crise financière de 1693-94. La « Jeune École » réactive ainsi la vieille stratégie en l’adaptant aux réalités de l’époque industrielle. Il ne s’agit plus de capturer des navires marchands, mais de désorganiser durablement les réseaux logistiques et de créer un climat d’insécurité économique chez l’adversaire. En perturbant les routes maritimes, en frappant les approvisionnements en matières premières et en renchérissant les coûts de transport et d’assurance, cette stratégie vise à affaiblir l’ennemi de l’intérieur en minant sa capacité à soutenir un effort de guerre prolongé. L’économie devient ainsi une cible à part entière, et la guerre économique prend la forme d’une action systématique contre les ressorts matériels de la puissance adverse.

Au final, le vice-amiral Aube combine le « programme corsaire développé par Vauban en 1695 » avec les armes nouvelles, à l’heure de la Révolution Industrielle.

De la guerre de course à la guerre économique totale

Alors que la guerre de course classique visait principalement à harceler le commerce ennemi pour en retirer des profits et perturber temporairement les échanges, la « Jeune École » opère un changement d’échelle. Dans le contexte de mondialisation naissante, l’objectif est désormais de détruire, ou du moins désorganiser durablement, les flux économiques adverses. Cette évolution majeure repose sur une analyse des dépendances vitales des grandes puissances industrielles, et tout particulièrement de la Grande-Bretagne. L’économie britannique repose alors sur un réseau logistique mondial d’une extrême vulnérabilité. Ses approvisionnements en matières premières et en vivres, indispensables à la survie de sa population et au fonctionnement de son industrie, transitent par des routes maritimes, facilement identifiables. Richild Grivel (1827-1883), un prédécesseur de la « Jeune École », voyait la puissance britannique non pas dans ses 20 000 canons de la Royal Navy, mais dans ses 50 000 navires marchands transportant les richesses dont elle dépendait. Attaquer ce commerce était, selon lui, une forme de guerre que la France, en tant que puissance maritime inférieure, pourrait mener indéfiniment ou du moins, pendant une période suffisante pour provoquer un effondrement économique de l’adversaire.

Au début du 20ème siècle, sur 90 millions d’hectolitres de grains consommés, seulement 18 millions étaient produits dans le pays. En parallèle, 3 millions de livres sterling de denrées alimentaires étaient importées par semaine sur 600 navires et quatre cinquièmes de ses ressources dépendant du commerce maritime. C’est précisément cette vulnérabilité que la « Jeune École » entend exploiter de manière planifiée et prolongée. L’objectif assumé est de créer des pénuries, désorganiser les chaînes d’approvisionnement, faire flamber les coûts du fret et des assurances et ainsi, affaiblir progressivement l’économie de guerre de l’adversaire. L’enjeu est de provoquer un effet domino : asphyxier l’économie pour saper le moral de la population et provoquer, par la souffrance économique, l’effondrement de la volonté politique.

De plus, la « Jeune École » soutenait que la guerre était une menace existentielle qui rendait caduques les contraintes imposées par le droit international. Ils rejetaient la Déclaration de Paris de 1856, estimant qu'elle favorisait la Grande-Bretagne. Leur argument fondamental était que la guerre exigeait de subordonner le droit international à la nécessité, car « tout est [...] non seulement permis, mais légitime contre l'ennemi ». L'expérience de guerres récentes, comme la Guerre de Sécession américaine (avec les raids des croiseurs confédérés sur le commerce) et surtout la Guerre Franco-Prussienne (où les tactiques allemandes de bombardement de villes comme Paris et de blocus affectant les civils furent citées), renforçaient leur conviction que les guerres futures seraient des guerres totales, ignorant consciemment la distinction entre combattants et non-combattants. Par la suite, la crise de Fachoda en 1898 va souligner l'impréparation de la marine française à un conflit avec la Grande-Bretagne et renforcer l'idée que la guerre commerciale était la seule stratégie viable contre une puissance supérieure. La « Jeune École » sera d’ailleurs rejointe par des figures publiques importantes comme Émile Driant (1855–1916), militaire, écrivain et homme politique français. Cependant, même au sein du Conseil Supérieur de la Marine, les débats persistaient entre les partisans des théories de Aube et les traditionalistes. Finalement, l'Entente Cordiale avec la Grande-Bretagne (1904) éloigne progressivement le focus stratégique de cette dernière pour le porter sur l'Allemagne. Pour autant, avant 1914, l’amiral britannique Percy Scott reconnaissait la pertinence de la stratégie de la « Jeune École », soulignant la vulnérabilité du Royaume-Uni face à une attaque ciblée sur ses approvisionnements en nourriture et en pétrole.

La « Jeune École » face à Alfred Mahan

L’opposition entre la pensée de la « Jeune École » et celle d’Alfred Thayer Mahan cristallise deux visions stratégiques de la puissance navale et du rôle de l’économie dans la guerre.

Pour Mahan, théoricien de la « Sea Power », la suprématie maritime s’obtient par la recherche de la bataille décisive. La priorité est de détruire la flotte ennemie pour s’assurer le contrôle total des mers. Ce n’est qu’après avoir acquis cette maîtrise que la puissance maritime peut imposer un blocus économique efficace et frapper le commerce adverse. Cette stratégie, résolument offensive mais séquentielle, repose sur des moyens lourds : cuirassés, flottes de ligne, concentration des forces. L’économie est un enjeu de second plan, subordonné à la victoire militaire sur mer. Mahan conçoit la guerre économique comme une conséquence du contrôle des océans, non comme un levier stratégique autonome.

La « Jeune École » adopte une lecture opposée. Elle refuse la logique de la bataille décisive, trop coûteuse et incertaine pour une puissance navale inférieure. Elle défend au contraire l’idée d’une guerre économique menée directement contre les flux commerciaux, sans attendre l’élimination préalable de la flotte adverse. Cette approche privilégie l’exploitation immédiate des vulnérabilités économiques de l’ennemi en frappant ses approvisionnements vitaux, en multipliant les actions de harcèlement et en provoquant l’épuisement économique avant même toute décision militaire majeure. C’est une stratégie de l’usure économique par la désorganisation des flux et la perturbation permanente des réseaux logistiques adverses, rendue possible par l’utilisation des torpilleurs et sous-marins.

Ce clivage entre les deux écoles est aussi un affrontement entre deux conceptions du temps et de l’espace stratégique. Mahan raisonne dans le temps long de la guerre classique, où l’affrontement frontal précède l’exploitation des gains économiques. La « Jeune École », à l’inverse, s’inscrit dans une logique de guerre économique immédiate et sans merci, où les coups portés à l’économie ennemie précèdent et rendent même inutile la bataille militaire. Cette approche mobilise pleinement l’intelligence économique puisqu’il s’agit de comprendre les dépendances vitales de l’ennemi, de cartographier ses flux commerciaux et d’identifier les points de rupture critiques pour frapper avec un maximum d’efficacité et un minimum de moyens. La Première Guerre mondiale constitue alors la première mise en œuvre à grande échelle des principes de la « Jeune École ». Malgré un accroissement spectaculaire de sa flotte, l’Allemagne ne peut toujours pas rivaliser frontalement avec la Royal Navy. À partir de 1915, elle adopte alors une stratégie de guerre sous-marine à outrance. Les U-Boot allemands mènent une campagne systématique contre les navires marchands des Alliés pour désorganiser leurs flux logistiques et tenter d’affamer le Royaume-Uni. Cette stratégie, fondée sur la désarticulation de l’économie ennemie, produit des résultats spectaculaires en 1917, avec des pertes commerciales considérables et de vives inquiétudes chez les Britanniques. Mais, comme certains penseurs l’avait anticipé, cette guerre économique sans restriction avait ses limites politiques et l’attaque indiscriminée des navires marchands précipita l’entrée en guerre des États-Unis (1917), faisant définitivement basculer le rapport de force. Cette séquence historique valide néanmoins la redoutable efficacité tactique et stratégique de la guerre économique par les flux, conceptualisée par la « Jeune École ».

La « Jeune École » au 21ème siècle

Si les théories de la « Jeune École » ont longtemps été reléguées au rang de curiosité historique, les conflits du 21èmesiècle démontrent avec force la modernité et l’efficacité des intuitions du vice-amiral Aube. À l’ère de l’interconnexion économique et de la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement mondiales, la guerre économique fondée sur la perturbation des flux commerciaux trouve une application directe.

Le cas des Houthis en Mer Rouge illustre de manière spectaculaire la réactivation contemporaine de cette stratégie. Dépourvus de moyens navals conventionnels, ces acteurs non-étatiques servent de proxy à l’Iran qui exploite leur position sur le détroit de Bab el-Mandeb pour mener la guerre économique contre les pays occidentaux. À l’aide de drones maritimes, de missiles balistiques et de navires-suicides à faible coût, les Houthis imposent une menace permanente sur les routes du commerce international. Or, environ 15% du commerce maritime mondial transite par la mer Rouge avec près de 40% du commerce entre l’Asie et l’Europe. Pendant les attaques Houthis, les principales compagnies maritimes ont parfois été forcées à contourner l’Afrique, allongeant considérablement les trajets, augmentant les coûts de transport (jusqu’à +300% début 2024) et désorganisant les chaînes logistiques européennes. Cette techno-guérilla navale moderne reprend exactement les préceptes de la « Jeune École » : frapper les vulnérabilités économiques avec des moyens asymétriques et imposer des coûts disproportionnés pour « saigner économiquement » ses adversaires.

De la même manière, le conflit en Ukraine révèle une dynamique semblable sur terre comme en mer. Confrontée à la supériorité militaire conventionnelle russe, l’Ukraine a fait un usage massif et innovant des drones aériens et maritimes pour mener une guerre d’usure économique. Ces drones, souvent produits à bas coût à partir de technologies civiles, ciblent les capacités de production militaire, les infrastructures logistiques et les navires de guerre russes en mer Noire. En 2024, l'Ukraine avait ainsi détruit 40% du tonnage naval russe en Mer Noire grâce à la guerre asymétrique combinant USV (véhicules de surface sans pilote) et missiles de croisière. Un exemple frappant est la destruction d'un « navire de guerre de plusieurs millions de dollars par un USV de 250 000 dollars ». Par ces attaques, l’Ukraine tente de désorganiser l’économie de guerre russe, d’imposer des dépenses colossales pour la défense et d’infliger des pertes stratégiques sans engager de moyens conventionnels lourds. Cette capacité à déséquilibrer l’économie adverse par l’innovation technologique rejoint directement l’approche de la « Jeune École » : utiliser les nouvelles technologies pour frapper les points névralgiques économiques, logistiques et psychologiques de l’ennemi à faible coût.

Ces exemples contemporains démontrent la puissance actuelle de la guerre économique indirecte, fondée sur l’exploitation des flux et la perturbation des circuits commerciaux mondiaux. Ces stratégies s’appuient aujourd’hui sur la connectivité technologique et la capacité de mise en réseau des unités. Or, la « Jeune École », elle aussi, en son temps prônait la mise en réseau des forces navales, via le télégraphe et les stations de signalisation et adopta une approche scientifique de la guerre. En misant sur la multiplication des petites unités offensives et leur coordination, elle anticipait déjà cette forme de guerre décentralisée et réactive, capable de frapper à tout moment les points critiques de l’économie mondiale.

Face à cette réalité, il apparaît désormais nécessaire de réconcilier les deux grandes traditions stratégiques que sont la pensée mahanienne et la « Jeune École ». Dans un environnement marqué par la guerre hybride, les menaces diffuses et les stratégies de déni d’accès, l’affrontement naval classique ne suffit plus. La maîtrise des mers ne s’obtient pas uniquement par la concentration des forces pour une bataille décisive, mais aussi par la capacité à sécuriser ou à perturber les flux économiques en temps de paix comme en temps de guerre. Ce retour en force des logiques de guerre économique appelle à intégrer pleinement les enseignements de la « Jeune École » dans les stratégies contemporaines. Plus que jamais, la maîtrise des flux et l’intelligence économique sont devenues des instruments essentiels du rapport de force mondial.