Capitalisme : cosmopolite ou national ?
La guerre des mots précède souvent celle des idées. Depuis plusieurs décennies, le débat économique oppose deux figures devenues symboliques : celle d’un capitalisme « cosmopolite », fluide et mondialisé, présenté comme l’horizon naturel du progrès, et celle d’un capitalisme dit national, perçu comme archaïque, voire même dangereux. Mais derrière cette opposition caricaturale, une question centrale reste évacuée : de quoi parle-t-on vraiment ? Et surtout ; quelles forces ces modèles servent-ils réellement ?
PUISSANCE
Jules Basset

Le capitalisme, « apparaît » au 19ème siècle et désigne un système économique où la détention et l’accumulation de capital (financier, productif ou foncier) constituent le moteur principal de l’activité économique. Si le mot est relativement récent, la réalité qu’il désigne est bien plus ancienne et ses formes ont toujours été historiquement situées. C’est pourquoi il est indispensable de croiser cette définition avec les deux qualificatifs opposés, cosmopolite et national, qui structurent aujourd’hui le débat.
Le terme « cosmopolite », du grec kosmos (monde) et polites (citoyen), signifie littéralement « citoyenneté du monde ». Appliqué au champ économique, il renvoie à une posture qui dépasse les appartenances nationales au nom d’un universalisme supposé neutre (marchand, juridique ou moral) dans lequel les États seraient secondaires, voire obsolètes. En face, le terme national, enfin, vient du latin natio, « naissance », puis « peuple, communauté d’origine commune ». Il qualifie ce qui relève d’une nation, entendue comme entité historique, politique et culturelle, organisée dans un cadre souverain. En économie, il est associé à des politiques orientées vers les intérêts d’un territoire, de sa population et de son appareil productif.
Dès lors, le capitalisme est-il par essence cosmopolite ou national ? Loin des discours dogmatiques qui opposent ouverture et repli, il faut interroger l’histoire réelle du capitalisme. Car derrière les différents narratifs, ce sont bien des logiques de guerre économique, de souveraineté et de stratégie de domination qui façonnent les trajectoires économiques.
La genèse nationale du capitalisme
La vision dominante qui s’est construite dans l’Occident post-1945 fait du capitalisme une dynamique spontanée, née du marché libre, du contrat et de l’initiative individuelle. Ce récit libéral, aussi séduisant qu’idéologique, fait abstraction d’un fait historique fondamental : le capitalisme s’est d’abord construit comme instrument de souveraineté et de puissance nationale. Il n’est pas né contre l’État, mais dans et par l’État. Sa finalité première n’était pas la maximisation du profit privé, mais la construction de la puissance nationale face aux concurrents internationaux, grâce à la production, au commerce, au crédit et à l’innovation.
L’Angleterre en donne le prototype. Loin d’un laissez-faire originel, le capitalisme britannique fut d’abord mercantiliste, protectionniste et militarisé. Les Navigation Acts (de 1651 à 1849) verrouillent l’accès aux flux maritimes anglais par une série de lois protectionnistes et le financement public de la marine civile et militaire. L’objectif est également de sortir de la dépendance commerciale des Provinces-Unies dans le contexte du Siècle d’Or néerlandais. La Banque d’Angleterre (1694) naît pour financer les guerres contre la France. Les premières grandes compagnies comme l’East India Company, la Hudson's Bay Company ou la South Sea Company sont des instruments semi-étatiques de conquête économique en Asie et en Amérique. Le développement des manufactures au 18ème siècle est ensuite porté par des tarifs douaniers, un soutien logistique public et la Royal Navy qui sécurise le commerce national tout en frappant celui des concurrents. Le libre-échange ne s’imposera qu’au milieu du 19ème siècle, une fois l’appareil productif britannique consolidé et capable de dominer ses rivaux, en retard dans la Révolution Industrielle.
Les États-Unis suivront une trajectoire similaire. Alexander Hamilton théorise dès les années 1790 un capitalisme-national de puissance. Dans ses Reports on Public Credit, on Manufactures, and on a National Bank, il dessine un projet d’indépendance économique appuyé sur la dette publique, le protectionnisme industriel et une banque centrale. Ce programme est poursuivi par Henry Clay au début du 19ème siècle avec son American System (tarifs douaniers, infrastructures, finance publique), qui devient la matrice de toute la politique industrielle ; de Lincoln (Morrill Tariff en 1861, Pacific Railway Act en 1862 et National Banking Acts en 1863–64) à Roosevelt (New Deal dans les années 1930).
L’Allemagne reprend ce schéma en l’adaptant. Le Zollverein (1834) crée une zone douanière intégrée avant même l’unité politique. Après l’unification faite par la Prusse, en 1870, l’Empire Allemand soutient activement les banques universelles (comme la Deutsche Bank) qui financent les Konzerns, des gigantesques conglomérats industriels (BAYER, Krupp AG, Stinnes). Le protectionnisme est renforcé par Bismarck en 1879 et le capitalisme devient un outil de stabilisation sociale (État-providence), d’intégration nationale et d’expansion internationale. Cette alliance industrie-banque-État permet à l’Allemagne de se hisser au rang des grandes puissances en seulement une génération et ira jusqu’à concurrencer directement la suprématie britannique à l’aube de la 1ère Guerre Mondiale.
Ainsi, le capitalisme ne naît pas comme une utopie de libre concurrence, mais bien comme une stratégie de puissance nationale.
Le mythe d’un capitalisme cosmopolite « bienveillant »
L’idéologie qui s’est imposée en Occident présente le capitalisme « mondialiste » comme une évolution naturelle de l’économie et du « progrès ». Libéré des frontières, cette « mondialisation heureuse » substituerait aux logiques de puissance la coopération multilatérale et ferait reculer les États au profit des individus et des marchés. Mais ce récit repose sur une fiction. Ce « capitalisme cosmopolite » n’est pas un ordre neutre, apolitique ou post-national. Il est toujours structuré par une puissance dominante qui masque son impérialisme économique derrière un narratif (universalisme, progressisme, démocratisation, …).
La Grande-Bretagne du 19ème siècle fournit un exemple paradigmatique. Loin d’un cosmopolitisme désintéressé, la bascule vers le libre-échangisme au milieu du siècle est le fruit d’une position de suprématie industrielle, construite en amont. Au moment où Londres opte pour la stratégie d’ouverture des marchés, elle est déjà l’hégémon économique. En 1850, avec une population deux fois inférieure à celle de la France, elle produit plus de la moitié du fer mondial, les deux tiers du charbon et l’essentiel des tissus de coton. Ce passage au libre-échange vise donc à écouler cette production à l’échelle globale, tout en s’assurant de garder une longueur d’avance dans l’innovation (machine, chemin de fer, science, …). Pour autant, la diplomatie et surtout la force militaire restent un outil majeur pour imposer le « doux commerce ». Ainsi, les guerres de l’opium forcent l’ouverture de la Chine au commerce britannique pendant que les Indes, abritant de nombreuses manufactures jusqu’au 18ème siècle, sont volontairement désindustrialisées et réduites au rôle de réservoir de matières premières.
Les États-Unis reproduisent cette logique après 1945 et plus encore après 1971. Dans le contexte de Guerre Froide et sous couvert d’un ordre économique multilatéral, Washington impose ses règles. Le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), le Fonds Monétaire International (FMI), l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et la convertibilité du dollar structurent un système de dépendance organisé autour de la monnaie étasunienne. Le « Washington Consensus » néolibéral des années Reagan pousse à la dérégulation des marchés périphériques, tandis que Wall Street capte la valeur. Le droit extraterritorial, les sanctions économiques, le monopole numérique des GAFAM ou encore la « canadianisation » des élites économiques européennes prolongent cette domination. Ce que l’on présente comme un « capitalisme cosmopolite » n’est en réalité que la version hégémonique du capitalisme-national étasunien. Comme la Grande-Bretagne au 19ème siècle, l’impérialisme devient « informel » et se fonde sur la domination économique plutôt que l’occupation territoriale.
Les libéraux, progressistes et utopistes peuvent répéter leurs dogmes à l’infini, changer les mots, les récits ou les concepts, la structure reste la même : il n’y a jamais eu de véritable sortie du capitalisme-national. Celui-ci a simplement changé d’échelle pour s’imposer sous une forme impériale. Ce modèle prétend effacer les frontières, mais il les redéfinit depuis un centre. Il universalise des intérêts nationaux en les présentant comme des règles neutres, et s’appuie sur une guerre cognitive continue pour masquer une domination bien réelle.
Le capitalisme-national et le « retour de l’Histoire »
Pendant des décennies, les élites européennes ont affirmé que le nationalisme économique appartenait au passé, allant jusqu’à en faire une expression péjorative. Le capitalisme devait être ouvert, post-national et (soi-disant) dépolitisé. Pourtant, qu’il s’agisse des « alliés » occidentaux comme le Japon et la Corée du Sud ou des puissances émergentes comme la Chine et l’Inde, toutes ont fondé leur succès économique sur un capitalisme dirigé, structuré, étroitement lié à l’appareil d’État. Ainsi, depuis les années 2000, et plus encore au cours de la dernière décennie, le retournement stratégique est clair avec la réaffirmation du capitalisme-national comme mode d’organisation de la puissance. Ce mouvement n’est pas conjoncturel mais structurel. Il répond à la contestation croissante de l’hégémonie étasunienne, à la montée des rivalités géoéconomiques et à la fragmentation des chaînes de valeur. Les États reprennent le contrôle de leurs ressources, de leurs technologies et de leurs infrastructures critiques. La guerre économique devient centrale, assumée et complétement intégrée aux stratégies nationales.
La Chine illustre le plus clairement ce basculement. Avec les réformes de Deng Xiaoping (1978), Pékin a adopté une stratégie d’accroissement de la puissance par l’économie. L’entrée dans l’OMC en 2001 permet ensuite de capter les flux de la mondialisation, en les plaçant sous contrôle strict de l’État-parti. Le capitalisme chinois n’est ni libéral, ni autonome : il est piloté et mis au service d’un projet national. Les plans comme Made in China 2025, la Belt and Road Initiative, la constitution de monopoles sur les terres rares ou encore la militarisation des secteurs technologiques (IA, semi-conducteurs, batteries) relèvent clairement d’un capitalisme de puissance. La finance n’y est pas un outil de spéculation, mais un levier de contrôle et d’orientation. Le marché est subordonné à la puissance.
Face à cette recomposition des rapports de force économiques, les États-Unis ont dû réagir, le modèle d’impérialisme informel étant dépassé. Ainsi, Washington engage depuis plusieurs années une forme de « re-nationalisation » de son capitalisme. Le premier mandat Trump marque le tournant : retour des droits de douane, guerre commerciale, relocalisations industrielles, conflit technologique avec la Chine. Sous Biden, la dynamique se poursuit et s’amplifie : Inflation Reduction Act, Buy America Act, Task Force sur les chaînes de valeur, infrastructures stratégiques, incitations massives à la production nationale. La réélection de Trump en 2024 consacre cette mue. Le capitalisme américain redevient protectionniste et stratégique, dans la tradition hamiltonienne. L’objectif n’est plus l’ouverture, mais la reprise de contrôle : verrouillage des chaînes critiques, attraction des capitaux, réarmement de la souveraineté économique et reconstruction d’un appareil productif robuste
De leur côté, les élites européennes, oscillent entre déni et sidération. L’Europe amorce timidement un tournant, sans en assumer les conséquences. L’Allemagne évoque une Zeitenwende (changement d'époque) mais doit faire face aux prix des dépendances structurelles qu’elle s’est imposée (énergie russe, commerce chinois, force de travail immigrée et sécurité étasunienne). La France, elle, fantasme sa réindustrialisation dans un contexte de dette explosive. Enfin, l’Union européenne affiche des ambitions industrielles et militaire, mais refuse de se penser comme une puissance. Même si les Européens recommencent à comprendre l’importance du pilotage stratégique de l’économie, sans grilles de lecture adaptée et sans doctrine définie, l’incapacité de trouver des solutions va persister. Or, dans un monde où l’économie est redevenue un champ de conflictualité et où les tensions internationales sont croissantes, les déclarations ne suffisent pas et seule une stratégie politique cohérente et assumée permettra de s’en sortir.
Ce retour du capitalisme-national n’est pas un archaïsme, mais une adaptation rationnelle à l’épuisement du capitalisme financiarisé occidental et à l’arrivée de nouvelles puissances. La souveraineté en devient l’alpha et l’oméga. Pour les élites européennes, cela suppose une révolution intellectuelle complète. Sans ça, le continent risque d’être définitivement relégué à la périphérie de l’Histoire pour le 21ème siècle.
Pour une nouvelle grille de lecture : le capitalisme comme technologie de puissance
La pensée dominante continue d’opposer capitalisme et État, marché et stratégie politique, comme si les premiers relevaient de l’ordre spontané et les seconds de l’ingérence et du parasitage. Or, cette dichotomie est historiquement fausse, conceptuellement bancale et stratégiquement dangereuse. Le capitalisme n’a jamais été un ordre naturel et ne le sera jamais : c’est une technologie politique de puissance, mobilisable, orientable et façonnable. L’enjeu, aujourd’hui, n’est pas d’en sortir, (ce qui est illusoire), mais de savoir comment l’utiliser pour défendre ses intérêts. Cette relecture invalide les oppositions stériles entre capitalisme-national et « capitalisme cosmopolite ». Le néolibéralisme ou la mondialisation ne sont pas l’essence du capitalisme, mais une configuration géopolitique particulière. Elle repose sur des conditions spécifiques (puissance hégémonique d’un acteur, monnaie de réserve, supériorité militaire, contrôle des standards technologiques, …), aujourd’hui remises en cause.
C’est pourquoi il faut assumer une nouvelle lecture stratégique du capitalisme : non pas morale (« pro » ou « anti »), mais instrumentale. La Russie reconfigure ses flux autour d’un capitalisme extractif et militarisé s’appuyant sur la rente énergétique. L’Iran développe un capitalisme clandestin de contournement et une économie de résistance encadrée par les Gardiens de la révolution. La Turquie structure un capitalisme national appuyé sur un complexe industrialo-militaire, exploitant les rivalités régionales pour renforcer son autonomie stratégique. L’Inde combine protectionnisme ciblé et insertion dans les chaînes de valeur mondiales, notamment dans le numérique, la pharmacie et l’agro-chimie. Le Vietnam suit une stratégie hybride : parti unique, mais économie largement ouverte, rôle central de l’investissement étranger, des zones franches et intégration aux flux régionaux, tout en protégeant ses fleurons industriels. Le Maroc, développe un capitalisme d’intermédiation logistique et industrielle, visant à devenir un hub entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne, en combinant infrastructures portuaires (Tanger Med), zones franches, montée en gamme industrielle (automobile, aéronautique) et diplomatie économique proactive sur le continent. Tous adaptent leur architecture économique à leur projet de puissance.
Il est temps que la France et l’Europe sortent de leur aveuglement idéologique. La seule question pertinente n’est pas de savoir si le capitalisme est « bon » ou « mauvais », mais bien : « sert-il nos intérêts, ou ceux des autres ? » L’enjeu n’est pas de libérer le marché, mais de le reconquérir comme champ de bataille stratégique. Le capitalisme n’est ni mondial ni neutre, il est une arme, un levier, un champ de force, dont la forme dépend de ce que les nations décident d’en faire.